Une bibliothèque vivante - Fondane et la Grande Guerre N° 18
Fondane et la revue Chemarea
Aurélien DemarsSous le titre général « Inscripţii » (« Les Inscriptions »), Fondane a publié six articles successifs dans la revue Chemarea (L’appel) de janvier à février 1918. Nous nous proposons d’analyser ces « Inscriptions » et d’en traduire in extenso l’article le plus original, consacré à eminescu.
Les guerres de Fondane
Peut-être le plus marquant dans ces articles de guerre réside-t-il dans le fait qu’ils n’évoquent pas directement la guerre. Ces pages n’ont rien d’une littérature patriotique. On constate néanmoins qu’il ne parle pas non plus de l’effort de guerre. Fondanene vise à rendre compte ni des batailles, ni de la mobilisation du pays, ni même des conditions de vie à l’arrière des combats, mais d’un conflit plus sournois et moins visible. Il s’agit donc bien d’une littérature de combat, mais c’est moins une écriture de la guerre qu’une écriture en guerre : il s’agit d’une lutte civile, intellectuelle et spirituelle au sein de la Roumanie récemment entrée en guerre.
Rappelons que la toute jeune Roumanie, née de la réunion de la Valachie et de la Moldavie (1856), voit les provinces du sud de la Bessarabie revenir dans le giron russe à la suite du traité de Berlin (1878), qui clôt la guerre russo-turque. La Roumanie a participé ensuite, aux côtés des Ottomans, à la seconde guerre balkanique en 1913, elle se déclare neutre lors du conflit mondial de 1914 et n’entre en guerre qu’en 1916 aux côtés de la triple Entente. Dès le 6 décembre 1916, Bucarest est prise par les Allemands, la famille royale et le gouvernement s’enfuient à Iaşi. 1917 est une année sombre, durant laquelle la Roumanie est défaite. Fin janvier, le front se stabilise en Moldavie, et le pays est occupé aux trois quarts par les Allemands. Le 9 décembre, un cessez-le-feu est signé. Le 8 février 1918, le premier ministre Brătianu (nationaliste libéral) démissionne et laisse place à Marghiloman (conservateur), le 10 novembre marque la reprise de la guerre contre la Hongrie, pour s’emparer de la Transylvanie, l’union des trois provinces est célébrée le 1er décembre 1918 à Alba Iulia.
Or, un autre contexte s’avère davantage instructif afin d’éclairer les articles de Fondane, qui consacre son dernier texte à la défense de Tudor Arghezi. Il faut savoir qu’Arghezi est alors l’objet de vives oppositions politiques ; avec l’écrivain Ioan Slavici ainsi que dix autres intellectuels, ils sont incarcérés de 1918 à 1919, accusés de trahison et d’intelligence avec l’Allemagne. En effet, Arghezi et ses camarades refusent de voir la Roumanie entrer en guerre aux côté de l’Entente (France, Angleterre, Russie) contre l’Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire Ottoman). Pourquoi ? Parce que si le gouvernement peut espérer récupérer la Transylvanie, Arghezi craint pour sa part de voir toute la Bessarabie cédée aux Russes.
Fondane défend donc Arghezi dans son dernier article, mais les cinq autres textes s’emparent de prises de position que partage de près ou de loin Arghezi et s’attaquent aux adversaires de celui-ci : les conservateurs et les nationalistes libéraux. La revue Chemarea est d’ailleurs proche d’Arghezi, qui y collabore.
Revue hebdomadaire qui amorce les prémisses de l’Avant-Garde, Chemarea a été fondée en 1915 par Ion Vinea et Tristan Tzara. Ce dernier y publie d’ailleurs ses premiers poèmes sous ce nom. Après le départ de Tzara au bout de quelques mois, la revue n’est plus dirigée que par Ion Vinea (1895-1964), éditeur, écrivain, journaliste, et surtout poète. Il avait déjà cofondé avec Tristan Tzara la revue Simbolul, en 1912, avant d’éditer plus tard avec Marcel Janco l’une des revues majeures de l’Avant-Garde : Contimporanul. Le titre Chemarea (L’Appel) reprend l’intitulé d’un poème de Tzara. Et c’est donc dans cet esprit d’Avant-Garde, que la revue publie des textes de Vinea et d’Arghezi mais aussi de Cezar Petrescu et d’Adrian Manu.
Quant à Fondane, il y collabore depuis la seconde semaine de janvier jusqu’en février 1918. La censure frappe, semble-t-il, les numéros suivants, elle serait intervenue à la suite de l’arrivée au pouvoir d’Alexandru Marghiloman (1854-1925). Il convient enfin de rappeler que, en 1918, outre ces six articles, Fondane publie également Le Reniement de Pierre aux Éditions Chemarea.
Le polémos sous forme de portrait littéraire
Ces articles de Fondane relèvent d’une littérature de combat en un sens littéral : ils sont polémiques. à différents niveaux, ils se dressent contre Nicolae Iorga, contre la censure, contre une certaine récupération politique d’Eminescu, contre le positivisme de la littérature russe, contre le progrès d’un positivisme historique, pour Arghezi.
Dans son premier article intitulé « M. Iorga et la religion »[1], Fondane se propose de non pas dresser un bilan, mais de l’« insinuer » : sous la forme d’une critique de Iorga en ironisant sur sa prétendue infaillibilité. Nicolae Iorga (1871-1940), que l’on surnomme le Michelet roumain, est non seulement le plus célèbre historien de la Roumanie, mais également un critique littéraire, auteur de plusieurs histoires de la littérature roumaine, et plus encore, c’est un homme politique, conservateur et nationaliste, défenseur de la culture roumaine et de son terroir, cofondateur du Parti national-démocrate (1910), député, sénateur, il deviendra même premier ministre en 1931-1932, et président du sénat en 1939, avant d’être assassiné par les légionnaires. Dans cet article, Fondane dénonce les fausses et subversives idéalisations de la guerre par les intellectuels nationalistes, qui maquillent par ce vernis spiritualiste leurs mauvais calculs :
Quand nous avons commencé la guerre – notre guerre de poésie et d’idéal – alors que ceux qui nous gouvernent tâtonnaient pour trouver une forme d’organisation, M. Iorga a trouvé une organisation spirituelle. C’était peu, mais c’était quelque chose. Et puis ça ne coûtait rien. C’était en vérité un calcul, mais les idéaux ne peuvent pas manquer de calculs. Pascal les a rabaissés aussi dans le christianisme.[2]
Mais l’essentiel de l’article s’efforce d’esquisser une caricature caustique de Iorga, ce qui évidemment, est une manière de révéler ses illusions psychologiques et ses traits de caractère ou plutôt le portrait de ses travers, afin de pointer ses passions belliqueuses et de grossir l’aberration de la logique de la guerre et le danger des motifs religieux qui conduisent à un fanatisme meurtrier. Nous ne résistons pas au plaisir de citer longuement les passages où le jeune Fondane se gausse de son adversaire avec une intelligence particulièrement vive et espiègle :
L’idée de M. Iorga était simple. Toutes les idées sont simples. M. Iorga était pénétré par l’idée d’utilité du christianisme. M. Iorga, lequel, probablement, croit autant que nous, avait la forte conviction que bien que la religion soit morte, sa lumière, telle celle d’un astre mort, peut encore avoir de l’influence. M. Iorga était convaincu que la religion est d’une profonde utilité. Et alors qu’importe si quelque chose est faux ou non, quand c’est utile ? Mais M. Iorga a mal jugé. Les plus chrétiens parmi les chrétiens, les Allemands ont été ceux qui ont enflammé l’Europe. Les plus évangélistes parmi les chrétiens, les Russes ont inventé la révolution. Le christianisme n’a pas empêché la Saint-Barthélemy ni la division de la Pologne.
M. Iorga sait que Dieu ne peut être avec les Allemands, parce que la justice n’est pas avec eux. Et Dieu ne peut pas être avec l’injustice. Et nous, avec la lumière et la justice, nous sommes restés sur la route. N’est-ce pas M. Iorga que Dieu n’existe pas ? Après les sciences inutiles du lycée, j’ai enfin trouvé l’argument suprême dans la morale. Puisque Dieu est moral. Un Dieu immoral n’est pas un Dieu !
M. Iorga a jugé ainsi : (nous lui demandons des excuses parce que nous devinons et nous popularisons son raisonnement).
– Le Voïvode étienne le Grand a battu les Turcs - nous n’avons pas battu les Allemands – quelle en est la cause ? – Aha, je le sais – les Turcs étaient des païens, Le Voïvode étienne le Grand chrétien – mais nous sommes même maintenant chrétiens – il est vrai que les Allemands le sont aussi – non, non ils ne sont pas chrétiens – puisqu’ils ont enflammé l’Europe – il est certain que ce sont des barbares – puisque le Kaiser s’appelle Wilhelm – connaissez-vous vraiment un saint Wilhelm ? – Non, non ils ne sont pas chrétiens – mais nous allons être nous-mêmes et nous allons les battre.
Et, ah ! le raisonnement de M. Iorga s’est effondré. Et savez-vous pourquoi ? Puisque, à ce qu’il paraît, M. Iorga a mal vu. Il a vu le christianisme vaincre (je parie qu’il s’était déjà esquissé en pensée le monastère) et il n’a pas vu la vérité. Pourquoi M. Iorga n’a-t-il pas vu que ce n’était pas le christianisme qui a battu les Turcs, mais le Voïvode étienne le Grand ?[3]
Sous le portrait littéraire, sous la caricature ironique, faussement badine, Fondane croque une dégénérescence du politique et ses prétentions culturelles, et défend ainsi une contre-argumentation opposée non pas à des arguments adverses, mais à la posture ou à l’imposture de Iorga. Au-delà de cette analyse psychologique de Iorga, qui se prévaut d’une attitude dénuée de justifications, on sent percer ce qui semble être une lecture nietzschéenne de la religion comprise comme manifestation d’idéaux ascétiques anti-vitalistes, brimant les instincts vitaux de l’homme. De plus, Fondane dénonce aussi l’antisémitisme ambiant et intensifie la charge ironique de son article en parodiant l’attitude de Iorga et en révélant la nature réelle de ses intentions : sous les faux signes de sagesse de Iorga se cache un orgueil humain, trop humain…
Depuis un moment M. Iorga ne se bat plus au moyen de génuflexions. S’est-il enfin convaincu ? M. Iorga parle de fatalité. Il nous rendrait très redevables, s’il nous indiquait l’autorité ecclésiastique d’où il a tiré sa parole. Nous ne savions pas que la fatalité était chrétienne. Mais en fin de compte, M. Iorga ne savait pas – et il n’était pas non plus obligé de savoir – que le Christ a dit : « Et à celui qui vous frappera une joue on doit tendre l’autre » Mais M. Iorga ne savait pas non plus que Moïse a dit : « Œil pour œil, dent pour dent ». M. Iorga le savait-il déjà quand il disait qu’il faut payer l’humiliation avec la haine ? M. Iorga, qui est, comme on sait, antisémite, ne nous le dit pas. M. Iorga est orgueilleux.
Ah, M. Iorga, le christianisme est une négation des instincts et nous avons besoin des instincts. Nous avons besoin des instincts pour vaincre. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de munitions. M. Iorga n’est pas chrétien parce qu’il a demandé des munitions et parce qu’il a protesté contre « le superbe suicide » du peuple roumain. Le suicide est chrétien, la protestation est païenne. Nous avons dit cependant suicide. M. Iorga dit « superbe suicide ». Reconnaissez-vous l’orgueil ?
Et voici que Noël et voici que l’Épiphanie coïncident avec le bilan. […] M. Iorga a mangé un immense porc cuit avec du chou – par affinité ? – Il a acheté des bretzels et a changé des billets en petite monnaie. M. Iorga a déclamé « notre père » et a mis timidement ses chaussures sur le poêle. Et il a espéré. M. Iorga est fait pour espérer éternellement. M. Iorga s’accommode du temps. Hier, il a rêvé au Père Noël barbu et chrétien. Aujourd’hui, il se rêve pieds nus, dans l’eau sacrée et amollie du Jourdain. Recherchez sur le calendrier les feuilles rouges et vous saurez ce que pense M. Iorga. Et à la bonne fin – parce que la fin est toujours bonne – M. Iorga va s’agenouiller, il va se nimber la tête avec un cercle de lumière – il va incliner délicatement la tête comme une icône, et il soupirera selon le rythme classique : « Maintenant, Seigneur, laisse aller ton serviteur en paix ! »[4]
C’est donc aussi une manière de dénoncer la fausse autorité avec laquelle se présente Iorga, sous ses airs de politicien conservateur, d’historien défenseur de la cause nationale et de bon croyant garant d’une certaine moralité servile. En somme, dupe des autres comme de lui-même, Iorga incarne ici la politique d’une servitude volontaire mortifère.àtravers ce portrait, Iorga apparaît comme la figure du politicien qui se rêve prophète et rédempteur, et dont l’illusion est non seulement naïve et fallacieuse, mais aussi imprudente et suicidaire.
L’art de la censure de l’art
Comme l’indique le titre de son second article[5], Fondane critique et raille ensuite la censure. On retrouve une caricature littéraire, cette fois-ci du censeur. Il s’agit donc à nouveau d’un article caustique, mordant, dont l’antiphrase ironique contourne la censure en même temps qu’elle la dénonce. Mais derrière ce persiflage se glisse une réflexion sur l’art :
Madame la censure c’est M. Al. Mavrodi[6] et ses ciseaux sont un simple crayon bleu. C’est un peu moins poétique, certes, mais c’est plus réel. La réalité c’est pour l’instant la seule poésie permise.
[…]
La censure est le moyen et le but par lequel et dans lequel on mène un état. La censure est la mort de la pensée libre – donc dangereuse – c’est la mort de l’individualisme, c’est la mort du progrès isolé, c’est la mort de l’œuvre d’art née spontanément et loin de la table.[7]
Activité humaine créatrice, l’art est par excellence une faculté de liberté. Fondane oppose l’art à la censure, comme la vie et la liberté à la coercition. L’art possède un sens humain et porte le progrès humain que nie le conservatisme politique, néanmoins Fondane voit aussi dans la censure une occasion cathartique de se libérer du mythe du progrès et de la religion de l’avenir :
Et ensuite, la Censure va détruire la superstition qui est liée au mot progrès. Le progrès est devenu une religion – stupide comme toute religion. La censure nous aidera à la détruire. Pourquoi avons-nous besoin du progrès ? Ne pourrions-nous avancer autrement sans lui ? Sinon nous pourrions rester sur place. Le véritable progrès c’est de rester sur place. Huysmans avait raison : « il n’a qu’un mot à la bouche, le progrès. Le progrès de qui ? Le progrès de quoi ? Car il n’a pas inventé grand’ chose ce misérable siècle ! » (Là-Bas).[8]
Fondane va plus loin. Il s’attaque à l’éducation – plus bas, il s’en prend explicitement à Ion Gheorghe Duca (1879-1933), alors ministre de l’éducation – et dénonce les collusions entre le pouvoir et la culture, ainsi que la manipulation politique de l’art. En particulier, Fondane se moque nommément du poète Vasile Alecsandri[9] et du « rentier » Petre P. Carp[10] (proches de Iorga) lesquels illustrent comment le Roumain devient « peintre et philosophe et politique ; il sera génie et académicien et ministre ; il sera tout ce qu’il peut être. »[11]
Fondane entonne ensuite une sorte de faux panégyrique de l’art de la censure de l’art, ce qui n’est pas sans faire écho, intentionnellement ou non, à la célèbre formule de Flaubert « Quelle belle chose que la censure ! Axiome : tous les gouvernements exècrent la Littérature. Le Pouvoir n’aime pas un autre Pouvoir. »[12] Non seulement Fondane contourne la censure par ce plébiscite factice, si exagéré, qu’il la ridiculise d’autant plus et la court-circuite. En quelque sorte il censure alors par là même les effets de la censure :
Mais, vous allez dire, vous parmi ceux qui défendez la censure – nous allons perdre l’œuvre d’art. Assurément, vous allez vous tromper ! Tout d’abord, l’œuvre d’art n’est pas nécessairement le produit d’un individu ; L’Iliade a été créée par les Grecs ; puis pour ceux qui nomment l’œuvre d’art – cette œuvre créée par le peuple – elle continuera ensuite. Et puis, entre nous – qu’avez-vous besoin de l’œuvre d’art ?
La censure, en échange, va nous construire l’État. Elle va discipliner l’individu et opposer son veto quand - par hasard – quelqu’un va oser penser, parce que penser signifie déjà penser autrement que les autres, être différent de tous les autres. La censure va maintenir des lois uniformes et perpétuer l’État. Si la Pologne avait confiance, elle aurait eu la censure, sans avoir été trois fois sainte.
Vive la censure ! En elle-même se trouve l’avenir de la nation. Avec elle, nous allons avoir un seul art, un seul idéal, une seule Roumanie. Nous proposons, et nous sommes sincères, que la censure se poursuive en temps de paix. C’est un véritable plaisir de se savoir suspecté, donc craint et corrigé – donc lu. Nous aimons la Censure parce que c’est la seule lectrice attentive, gratuite et intéressée. Les vrais lecteurs sont ceux qui sont intéressés.
Vive la Censure puisqu’elle contribue à l’unité. Mais elle a un défaut : elle peut couper la pensée parlée ou écrite – d’où la phrase – mais elle ne peut pas couper la pensée pensée ; ne peut-on pas trouver aussi un moyen pour cela ?
Nous soumettons respectueusement ce cas à son Excellence Monsieur le ministre I. G. Duca.[13]
écrit sous l’épée de Damoclès d’une censure, qui frappe semble-t-il la revue un mois plus tard, ce texte trouve son complément dans un autre article – d’ailleurs partiellement censuré – où Fondane parle, dans une veine très proche, du « Respect de la censure »[14], afin de souligner « le mystère religieux » de la censure et son « épée de combat » ; on y trouve comme la conclusion de sa réflexion sur ce sujet : « l’existence d’un gouvernement est fonction de sa censure ».
Une guerre de manipulation
Dans son troisième article[15] – lequel n’a pas de sous-titre[16] et apparaît comme le plus remarquable de l’ensemble des « Inscriptions » –, Fondane émaille sa réflexion de vers appartenant au génie national par excellence pour les Roumains : Eminescu. Fondane cite effectivement des extraits de « Doïna », fameux poème réputé pour son patriotisme, mais dont certains accents peuvent choquer, lorsqu’Eminescu vante violemment la haine de l’étranger : « Qui chérit tous ces étrangers / Que son cœur nourrisse les chiens ». Toutefois, il convient de rappeler que la genèse de ce poème s’inscrit dans un double contexte sulfureux : ce poème date de juillet 1883[17] : d’une part, au lendemain de la proclamation du Royaume de Roumanie (1881) précédant celle de l’indépendance de la Roumanie, mais aussi la perte de la Bessarabie en 1878, et d’autre part, après, semble-t-il, un séjour d’Eminescu à Czernowitz (grande ville intellectuelle de Bessarabie), profondément ulcéré par l’influence germanique[18] qu’il a constatée mais sans doute aussi de la déculturation forcée que les Russes imposent aux Roumains (dont la langue est interdite même à l’église).
Fondane oppose la poésie officielle, fruit de l’esprit antiquaire qui ne vénère l’art qu’en le noyant dans le formol, en l’enfermant dans une tradition sclérosée, stérile et mortifère, et la poésie « de socle », c’est-à-dire la poésie comme puissance vitale, comme art fondateur et fondamental, un socle sur lequel puisse s’élever une culture vivante. La première, sous ses oripeaux esthétiques, est une manipulation politique de l’art dont la mémoire sert à momifier pour mieux tuer et faire oublier la seconde, qui est incarnée par Eminescu et dont la vitalité implique évolution, variation, déviation. Le politique, qui commémore en temps de guerre les poètes nationaux, cadavérise leurs œuvres et s’enorgueillit d’Eminescu afin de défendre la cause nationale, opère ici une déformation : il arrache la parole intime du poète pour la travestir en une conception officielle, généralisée, politique de la nation. C’est aussi la mutilation de l’éternité de la poésie, dénaturée en histoire nationale, en décor politique.
Par conséquent, Fondane dénonce ici un véritable crime : la manipulation politique qui corrompt le poème pour le transformer en manifeste et qui s’empare d’Eminescu pour l’ériger en poète de la nation, voire en nationaliste, assassine toute la vie de sa poésie et vampirise son œuvre. L’exemple que prend Fondane pour illustrer son idée n’est pas anodin. En effet, il évoque un film célèbre où joue Maria Ventura (1886-1954), actrice phare de L’indépendance de la Roumanie (1912), l’un des tout premiers longs métrages roumains, traitant justement de l’émancipation roumaine de 1878. Le cinéma : voilà bien un art, avec en l’occurrence un scénario tragique, qui redonne vie aux êtres et tranche avec l’histoire marmoréenne officielle qui raconte à sa convenance les faits, les fige et les institutionnalise.
À l’inverse, Fondane s’oppose frontalement à Mircea Dem. Rădulescu (1889-1946), poète et dramaturge, auteur d’odes patriotiques comme Eroice (Héroïques), dont le style quelque peu pompier fait de lui un représentant de cet art mis au service de la cause nationale. Mais plus fondamentalement, Fondane évoque encore « un critique, d’une âme médiocre » qui n’entend dans « Doïna » que « la lamentation d’un peuple envers un ministre ». On peut supputer que Fondane songe à Grigore Păucescu (1842-1897), avocat et homme politique, mais aussi rédacteur en chef du journal conservateur Tempul, traducteur et critique littéraire. En effet, dans une préface à une anthologie de textes politiques d’Eminescu, Păucescu reconnaît en ce dernier l’« apôtre » de la cause nationale érigée en religion, avant de considérer l’auteur de « Doïna » comme « un ministre à qui s’adressent les plaintes de l’ensemble de la nation roumaine contre l’envahisseur »[19]. De Păucescu à Iorga, il est seulement question de justifier une idéologie et d’asseoir une autorité intellectuelle en se réclamant du poète national, sans égard pour la doïna toute intérieure d’Eminescu, sans égard pour l’intimité de la mélancolie de sa terre perdue. Ainsi, lorsque Fondane insiste sur ce que possède d’unique Eminescu, il affirme déjà le singulier contre le général.
Littérature insurrectionnelle
Deux prolongements critiques s’ensuivent. Fondane se lance tout d’abord dans une controverse avec le positivisme de la littérature russe[20]. Car si le peuple russe doutait jusque-là que son territoire ne formât une patrie, avec l’apparition du positivisme en littérature, en particulier sous l’égide de Gorki, Fondane observe que la science prétend à une supériorité sur l’art, en même temps qu’elle impose le besoin de certitudes et qu’elle attise indirectement le sentiment d’un enracinement national. Or, pour Fondane, ni la science ni l’art ne saurait dominer : ce sont là deux domaines étrangers, au regard de la rationalité et de l’utilité de l’une par contraste avec la liberté et l’inutilité propres à l’autre.
Dans l’article suivant[21], Fondane se concentre sur la figure d’Abdul-Hamid II, décédé quatre jours après que Fondane n’annonce – si l’on en croit la date de la publication – sa mort (survenue le 10 février). Sultan de l’empire ottoman (1876-1909), défait par les Russes en 1878, Abdul-Hamid est donc l’artisan indirect de l’histoire roumaine. L’image du sultan qui se dégage de ces lignes est celle d’un souverain tombé en disgrâce, dont l’empire est entré en décadence. Fondane exprime surtout un changement d’époque et le « gaspillage » du temps : « le progrès remplace l’art et les machines les esclaves »[22] remarque-t-il, cependant, le progrès historique, pour l’empire ottoman se révèle donc une décadence, et peut-être pourrait-on en dire autant de l’Europe en guerre, car on ne saurait « mettre un terme au progrès de l’épée », et, comme l’affirme Fondane, « le progrès n’est pas de périr par l’épée »[23].
Après cette double critique des illusions des progrès scientifique et historique, Fondane achève son ensemble « Les Inscriptions » par une apologie d’Arghezi[24], alors que certains nationalistes taxent ce dernier de traître, faute d’écrire des poèmes nationalistes. En outre, la critique des conservateurs et des nationalistes ainsi que le rejet de l’Entente conduit Arghezi en prison. Il semblerait également qu’il ait commis une publication dans une revue allemande, au moment de l’occupation de la Roumanie par les Allemands. Pour sa part, Fondane déclare : « Les imbéciles savent-ils que le traitre Arghezi est le plus grand poète d’aujourd’hui de la Roumanie ? […] Arghezi est des nôtres, absolument des nôtres ».[25] Fondane renoue avec ses polémiques qui l’opposent à Mircea Rădulescu, à Nicolae Iorga, et aux écrivains nationalistes.
Bien plus, à rebours du sens de l’histoire et du cours de la rationalité, Fondane inscrit Arghezi au sommet de l’art. On pourrait en déduire que pour notre auteur, à la différence de la science et de l’histoire, l’art ne connaît pas de progrès, mais des sommets, comme avec Eminescu et Arghezi. Ou du moins, tout le progrès de l’art réside-t-il dans sa capacité à s’insurger contre les différentes formes d’asservissement et à résister aux idéologies.
Avec ce texte final, tout l’ensemble des « Inscriptions » s’imprime bien dans le sillage d’Arghezi[26]. (Du reste Arghezi est lui aussi l’auteur d’un recueil intitulé Les Inscriptions, mais il semble avoir été publié ultérieurement, dans les années 1940.) Il trouve une filiation avec un autre recueil porteur également du même titre : Les Inscriptions de Nicolae Davidescu (1916), poète que cite plusieurs fois Fondane dans d’autres articles, notamment pour évoquer la valeur de son style, immédiatement après Eminescu et Arghezi[27]. Décidément, ces « Inscriptions » témoignent de la discontinuité du temps, des pensées et des existences, et de la puissance des lettres à transcender les murs qui s’opposent aux libres penseurs.
Un triple enseignement se dégage de ces « Inscriptions ». Tout d’abord, sur cette courte période de janvier-février 1918, on peut toutefois noter une certaine évolution : Fondane a esquissé d’une part, une certaine carte géopolitique de la Roumanie cernée par la Russie et par la Sublime Porte, d’autre part une généalogie spirituelle : Eminescu au passé, Arghezi au présent ; enfin, une dénonciation des instruments d’asservissement : la politique auréolée de religion, la censure, la manipulation de l’art, en somme la propagande des idéologies.
En deuxième lieu, Fondane nous parle d’une autre guerre, de sa guerre. S’il y a un sens à ne pas relater le simple cours de la guerre mondiale qui constitue le moteur du présent, s’il y a du sens à écrire, ainsi, en marge du cours de l’histoire mondiale, en s’inscrivant dans un temps local, c’est bien parce que Fondane s’engage dans une double réalité qui déborde le réel : la réalité de l’écriture qui défend un humanisme, c’est-à-dire des hommes et des savoirs, mais aussi l’écriture qui se fait action de résistance singulière et d’émancipation, au risque d’être censuré voire emprisonné. Ces textes manifestent par conséquent un fort engagement de la part de Fondane, un véritable combat vital dans et par les lettres.
Enfin, et c’est toute la force du texte sur Eminescu, Fondane nous explique que le lieu des inscriptions de la poésie se situe en chacun d’entre nous : ainsi, la poésie permet-elle un retrait intérieur du monde et une retraite loin du tumulte des hommes. Le titre « Les Inscriptions » est donc une manière de s’arracher à, de se déraciner de la fatalité de l’histoire, pour agir avec une écriture en acte, et pour porter une trace de vie – à rebours de l’histoire officielle, une écriture qui transgresse le temps.
[1]« Inscripţii : D-l. Iorga şi religia », Chemarea, Iaşi, I, n° 12, 8 janvier 1918, p. 182-184. Toutes les citations sont traduites par nos soins avec la collaboration de Dorel Bucur. Nous remercions par ailleurs Marin Diaconu et la Bibliothèque de l’Académie roumaine de Bucarest pour leur aide afin de consulter les exemplaires originaux de cette revue.
[5]« Inscripţii : Cenzura », Chemarea, I, n° 13,Iaşi, 15 janvier 1918, p 201-202.
[6] Alexandru Mavrodi (1881-1934), militant du parti libéral, journaliste et directeur du théâtre national de Bucarest (1915-1933), parlementaire, adjoint au maire de Iaşi, il sera ultérieurement sous-secrétaire d’état au conseil des ministres (gouvernement Duca puis Angelescu) en 1933, assassiné à Sinaïa par des Légionnaires.
[7] « Inscripţii : Cenzura », art.cit., p. 201.
[9] Vasile Alecsandri (1821-1890), écrivain romantique moldave, considéré comme l’un des fondateurs du théâtre roumain, il est aussi diplomate et homme politique, ministre des affaires étrangères, figure importante du mouvement intellectuel Junimea [La Jeunesse], qui entend défendre la culture nationale roumaine.
[10] Petre P. Carp (1837-1919), diplomate et homme politique moldave, président du parti conservateur (1907-1913), plusieurs fois ministre et deux fois premier ministre en 1900-1901, et 1911-1912. Il fut également critique de théâtre et membre de Junimea. Pendant la Première Guerre mondiale, il aspire à voir la Roumanie s’aligner sur les puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire Ottoman).
[11] « Inscripţii : Cenzura », art.cit., p. 202.
[12] Lettre de Flaubert à George Sand du 5 septembre 1873, in Correspondance, vol. 4, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 710.
[13]« Inscripţii : Cenzura », art.cit., p. 202.
[14] « Respect cenzurei » (« Respect de la censure »), Mântuirea, I, n° 2, 25 janvier, 1919, trad. Hélène Lenz in Monique Jutrin (éd.), Entre Jérusalem et Athènes : Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris, Parole et silence / Lethielleux, 2009, p. 135-136.
[15] « Inscripţii », Chemarea, I, n° 14,Iaşi, 22 janvier 1918, p. 215-216.
[16] Dans une version manuscrite de ce texte, on trouve l’intitulé suivant : « Les Inscriptions / Eminescu et la guerre », cf. le site http://fondane.net/2012/01/15/b-fundoianu-eminescu-si-razboiul-1918/
[17] Eminescu, « Doina », Convorbiri Literare,Iaşi, VII, 1er avril 1883-1er mars 1884, p. 159-160.
[18 Cf. George Călinescu, La Vie d’Eminescu, trad. Claude Dignoire, Bucarest, Univers, 1989, p. 299.
[19] Cf. Grigore Păucescu, « Eminescu, redactor la Timpul » (préface à son anthologie : Culegere de articole d-ale lui M. Eminescu aparute in « Timpul » in anii 1880-1881, Bucarest, I. G. Heimann, 1891), repris in Cătălin Cioabă, Mărturii despre Eminescu: Povestea unei vieţi spusă de contemporani, Bucarest, Humanitas, 2013, p. 253.
[20] « Inscripţii : Păreri Ruseşti » [« Les Inscriptions : opinions russes »], Chemarea, I, n° 15, Iaşi, 29 janvier 1918, p. 235-238.
[21] « Inscripţii : Mortea lui Abdul-Hamid » [« Les Inscriptions : la mort d’Abdul-Hamid »], Chemarea, I, n° 16, Iaşi, 6 février 1918, p. 250-253. L’article est réédité dans Rampa, 23 avril 1920, p. 1.
[24] « Inscripţii : Tudor Arghezi », Chemarea, I, n° 17,Iaşi, 20 février 1918, p. 270-271.
[26] N.D.L.R. Roxana Sorescu a consacré un essai détaillé aux relations orageuses entre Fondane et Arghezi dans : B. Fundoianu-Benjamin Fondane. O nouă lectură, Iaşi, Editura Universităţii, 2013. Ses conclusions montrent la rivalité ayant existé entre les deux poètes, et soulignent toutefois la probabilité d’influences réciproques, en particulier pour l’écriture des psaumes.
[27] « Noi Simbolistii I », Rampa, 10 mars 1919, repris in Imagini şi cărţi, Bucarest, Minerva, 1980, p. 136.